Tout au bout du chemin pierreux
de la lucidité
poussent des fleurs improbables

puissent-elles ne pas se faner
et adoucir les cinq heures du soir
d'un novembre de plus

constat

Nous sommes nés
pour tenter quelques pas
hors de l'éternité
Pourtant
le présent nous l'appréhendons si peu
sa clarté nous aveugle
et nous titubons vite

Heureux de retrouver
au réveil le matin
la chambre et ses fenêtres
déjà pleines de jour
il attend qu'un bon mot
lui tombe sur la langue
pour saluer report
et linceul empêtré
dans le plus beau nuage

Entre le chêne et moi
plus un grain de poussière
j'ai nettoyé les vitres

l'âme du paysage
qu'est la transparence
je l'ai touchée du doigt

1944 2011
La neige dépose les lointains
devant ma porte
et la nuit qui l'accompagne
venue de la petite enfance
projette ses éclats rouges contre les vitres
cris sourds et gémissements

cette nuit vécue nombre de fois
avant que la parole assemble ses pierres
dans les décombres

ENFANCE

Quand fleurissaient les hortensias pâles
devant la porte
je ne les envoyais pas bleuir
dans un poème

quand j'entendais venir de la porcherie
des grognements je ne pensais pas
à la bête immonde qui se réveille
à tout moment comme on sait

au verger derrière l'étable
je cueillais les pommes
et si j'en mordais une
on ne me chassait pas du paradis

Sous ces basses latitudes
où les orchidées fleurissent
dans les grands arbres
et les ombres font leur théâtre
dans l'humide et le chaud
mon hiver trouve à qui parler

Dehors par une belle nuit de mai

Une seule fenêtre allumée
dans la nuit parfumée à l'aubépine
avec la lune au quart le silence
et des étoiles autant qu'il en faut

on se croirait revenu
dans ce jardin premier
dont nous habitons les contours
ou le mensonge

Bienvenue à Wasserwill

Le fleuve se hâte vers le ciel bleu
du faubourg et les gloriettes le soir
tout immense des minuscules jardins

en cercle sur une pelouse à pâquerettes
les nains barbe laquée s'écoutent
marmonner quelques sentences fines
et baroques ignorant le fleuve
qui scintille à perte de vue Héraclite

sous un magnolia
se presse un pétale contre la joue
regarde et approuve

Un soir de mai

Dans une feuille d'érable
maître Eckhart roula sa langue

le soir lévitait sous les arbres

avec la pointe d'un seul de ses mots
il aurait voulu percer le sac à malices

dire ce qui n'aura jamais été
ne sera plus et pourtant fut si clair
par moments

rien qu'un trait
le soir peignit sur son front

Toujours demeure
ce qui est tu ce qui
se tait
lové dans quelque noyau lisse

cela autour
donne langue et salive
donne le change


Tu balaies ces épluchures de temps
la vie comprise ?

le soir longtemps regarde les choses
puis respire en elles
sans les entamer

Une rencontre

Qu'en est-il de votre monde  qu'en est-il
de vos songes  vos forêts lumineuses
le vent du soir qui emporte le cœur
je parle votre langue à vide et vous
vous faites semblant de tout comprendre
acquiescez aux larmes - je ne pleure pas -
vous m'appelez frère pourquoi donc
des regards des corps m'ont bercé
corps de femmes je me souviens peu
dites-moi si j'ai vécu parmi vous
dites-moi si j'ai connu ce monde

Feu tzigane

De tout son gravier rance le cœur se vide
chemins traversent la mémoire
en lignes de vie

entre les doigts de résine
un invisible archet tisonne d'anciens feux
la douleur

des paroles s'insinuent montent vers
la rocaille douce des rêves
où le vent soulève les robes à fleurs

ce jour comme parole belle à s'effacer
dans les possibles

Une longue histoire

A travers la ville ensorcelée glissaient
des carrosses vides et peinturlurés qui
trouaient au fond de la perspective
un ciel myosotis

l'automne frappait de miniscules nuages
à l'effigie de ses musiciens

il apparut dans les portes
comme pour la dernière fois
se souvenant des rues trop noires
d'une enfance nouée dans la poussière
des tapisseries

Son heure la plus mauvaise
qui l'embrassera sur la bouche
et s'en retournera sourire
dans la cendre de l'an deux mille

pourquoi attendre

le couchant aura-t-il assez de pétales
pour rosir les joues
des poupées goguenardes


et ton monde a-t-il fini de naître

des ombres t'arrivent
de plus loin que les regrets

ah
qu'on ouvre les forêts charbonneuses
les chemins noyés dans le vent

Passants de la brume
le visage endormi sous vos mains
et foulant la neige d'un ancien désastre
à côté des pommiers intacts
le chiffre plein de l'été
quand reviendrez-vous mourir
sous nos granges

reverrons-nous jamais vos blessures
peintes au couteau de l'innocence
les mortes souriant
dans vos mouchoirs parfumés

Le vieil or, les couleurs mordorées des nuages au-dessus de collines bleues et dures comme dans les tableaux d'autrefois, au seuil d'un pays inconnu que le rêve ne finit pas d'explorer. De grandes retombées de nuages enflammés, effilochés sur le bleu progressif. A l'horizontale, des lanières fumantes, figées. Trischer cheminait au plus près des fougères grasses et lumineuses, au plus près de l'invisible. Ou, levant les bras au ciel, hélant des étoiles naufragées, il descendait les marches usées de l'hiver. Les herbes qui avaient rendu le vert bourdonnaient à ses oreilles. Des paillettes d'aluminium amollissaient l'air. Il approchait des étangs noirs, des arbres morts dont les branches trempaient dans d'immenses flaques de plomb en fusion. D'où venait la lumière ? Parfois le paysage entier basculait, s'exposait à une source lumineuse invisible. Les surfaces des étangs viraient au blanc métallique. D'autres fois, le noir se cristallisait en un noir intense et pur. Les couleurs affleuraient par plaques successives, mais peut-être n'était-ce qu'illusion.

Et sans cesse le dur métier de croire à l'éternité
Comme croire au blé au vin aux arbres
Au royaume des herbes et du ciel
En sabots de pluie
Accéder à la pureté où le fruit n'est plus double

Le poids des grappes
Les gestes ne s'y mesuraient pas
Mais la part d'innocence perdue sur des mains apaisées

A l'approche des meules roses
Le vent s'enfonce
Et naître s'efface au fond de pays neigeux
Il fait clair entre les arbres

Plus haut sur les sentiers bruns
Le Wanderer rêve
Et caresse le lobe du soir et l'inutile
En ses détails lancinants

L'inversé feu descend du ciel
Ouvre aux portes de l'étang la mesure et la tristesse
Et toutes choses d'hiver
Que sa langue ne retient

La clairière a roué son coeur
Et la nuit progresse hors du chemin

Trois ou quatre cochons autour ne nuiraient en rien
La tête levée mais les yeux fermés sur la matière brûlante
Et d'un groin sanglant et desséché
Fouillant l'aurore Une contenue gaieté sur l'enfouissement
Et la lumière

Car hormis le soir rien n'est lourd


Et tout ce qui tousse  halète
Et se mouche dans le dérisoire
Et nasille  becquète
S'arrache  s'immobilise
Et se tait  se tait

Dire, avec des mots perdus, que les chemins mènent à l'étang. Dire, parfois, avec les mêmes mots, qu'il n'y a plus d'étang, mais que seuls persistent l'hiver et cette lumière dont les mots nous givrent. Et que derrière la colline, comme chaque printemps, se trament d'immenses marchandages de laine et de fougères. Qu'importe, si plus loin le temps se mesure aux mêmes fièvres lucides.

Beffroi soluble
Flèches écailles de vent
L'ordure écrue alentour

Les oiseaux crèvent les poches du soir
Sous les châtaigniers
Où terre et ciel s'accordent

Rien qui ne soit assumé
De perte en perte
Jusqu'à la clarté des feuilles

Sans repos sans âge
Et cœurs voués à la substance du jour

Poèmes de Roland Reutenauer traduit
- en italien :
  par Luigi Mormino, dans 7 Poeti alsaziani (éd. Origine, 1973)
  par Ileana Ferragni Gialdi, dans Origine - Rivista di Poesia n° 1, 1975)
- en allemand :
  par Heiner Feldhoff, dans Jusqu'au bonheur de l'aube - Poésie d'Alsace Lyrik aus dem Elsass, Pfälzische Verlagsanstalt, 1993)
  par Denise Stehl, dans Orte, Menschen, Mythen - eine Anthologie der Südlichen Weinstrasse - Plöger Verlag, 1999)
  par Heiner Feldhoff, dans Mein Hermann Hesse, éd. Quintessenz - Berlin, 2002, à l'occasion du 125e anniversaire de la naissance de l'écrivain
- en roumain :
  par Horia Badescu, dans STEAUA Revista lunara a Unuinii Scriitorilor Bucarest, 1991
  par Horia Badescu, dans Luceafarul / Hyperion, Bucarest, 2000
  par Horia Badescu, entretien réalisé pour la revue culturelle Tribuna, 2007
- en vietnamien :
  par Diem Chau, dans l'anthologie Tuyen tap Cac nha tho & tho (Les poètes parlent de la poésie) éd. TRINH BAY, Strasbourg, Salt Lake City, Londres, 1999
  par Diem Chau, dans la revue TAP CHI THO n°7 (1996), 10 (1997), 14(1998) Garden Grove (Californie)
  par Diem Chau, dans Roland Reutenauer Tuyen tap tho (Choix de poèmes) éd. TRINH BAY, 2001
- en espagnol :
par Chantal Van den Besselaar et Javier Duque, dans Cuadernos de Poesia, Telira n°4, 2002 (Aranda de Duero)
- en hongrois :
par György Timar, dans la revue Parnasszus, 2003, Ösz (Budapest)
- en indonésien :
par Joesana Tjahjani, dans L'espoir - Harapan, CCF Jakarta, 2004

Italien  



Allemand  



Roumain  



Vietnamien  



Espagnol
Junta dos palabras
que nunca hayas juntado

cae en una frase
y sacúdete como un perro mojado

aprieta tus migas del saber
en un línea una sola

que estella
en las primeras espinas del hielo

(Traducciones de Chantal Van Den Besselaar y Javier Duque)


Hongrois
Nyár középi este

Discö tölgy
az ablak elött

lejjebb a folyó a dolgavesztett
malomra bög

anyám a régmúltról beszél
hallgatom hátat fordítva
mindannak ami holnap

Traduit par György Timar, dans la revue Parnasszus, 2003,
Ösz (Budapest)


Indonésien
Pertemuan di teras sebuah kafe

la katakan padaku kusuka malam
yang berpendar di anjun pelabuhan

aku jatuh dalam lelahnya
sekedar berucap apa
lewat mulutnya yang menyemangati
dan menyepakati

dapatkah kulihat dia
tanpa tikaman pakunya
di antara kedua mataku meramalkan untuk kita
segera tiba sebuah petaka
gubuk mimpi bukankah
di ambang runtuh

Traduit par Joesana Tjahjani

Roland Reutenauer a traduit en français
des poèmes de :

- Michael Buselmeier et de Heiner Feldhoff, dans Paysage ouvert - Offene Landschaft, poèmes de Rhénanie - Palatinat ( co-édition Le Drapier, Strasbourg - Wunderhorn, Heidelberg, 1997)
- Sylvie Reff et de Conrad Winter (poètes alsaciens), dans l'anthologie Poésie du Monde (co-édition Seghers/le Printemps des poètes, 2003)


Collaboration aux anthologies (choix) :
- La Nouvelle Poésie d'Alsace (Poésie 1, Paris 1972)
- La Poésie française depuis 195O, par Alain Bosquet (Ed. de la Différence, Paris 1979)
- Dix Poètes d'Alsace (Ed. Rougerie, Mortemart, 1979)
- Panorama de la Poésie française contemporaine, par Fulvio Caccia et Bernard Hreglich (Ed. Triptyque, Montréal, Québec, 1991)
- 44 Poètes contemporains (Ed. Arpa, Clermont Ferrand, 1993)
- Les Poètes de Poésie Présente (Ed. Rougerie, 1997)
- L'espoir - Harapan (CCF Jakarta, 2004)
- Anthologie protestante de la poésie française, par Philippe François (Ed. Labor et Fides, 2020)


Article sur Roland Reutenauer dans :
- Dictionnaire des littératures française et étrangères, anciennes et modernes (Ed. Larousse, Paris, 1986)
- Dictionnaire de la littérature française et francophone (Ed. Larousse - Références - Paris, 1987)
- Histoire de la Poésie française - La Poésie du XXe siècle - (tome III), par Robert Sabatier (Ed. Albin Michel, Paris, 1988)
- Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne (Fédération des Sociétés d'Histoire et d'Archéologie d'Alsace, Strasbourg, 1998)